(michiel huisman) You got that look in your eyes.

 « Comment ? » Luke se pince l’arrête du nez, plus fort encore que les deux premières fois où il a fait une petite pression, pas pour mieux respirer mais pour se retenir d’hurler comme un porc. Il a en a déjà le faciès, avec sa barbe mal taillée et ses fringues de bûcheron d’une époque révolue, ce serait bien de ne pas en rajouter. « Mort, je vous dis. Il est.. Mort. Ce matin. » C’est clairement un sketch et ils ont l’air fin, tous les deux, au milieu du passage, l’un qui s’appuie fébrilement sur sa canne en penchant l’oreille vers le plus jeune, une main qu’il y porte en s’imaginant que cela aidera les mots du jeune homme à mieux passer l’entremêlement de poils dans son conduit auditif, ou sa surdité. « Ah ça, il a toujours été plus fort que moi. » Et Luke se marre, plus nerveusement qu’autre chose, parce qu’à ce stade-là il se dit qu’il vaudrait mieux qu’il lui écrive la nouvelle plutôt que de la lui hurler dans le tympan.. Mais le vieux débris serait bien capable de lire de travers, puis il a une écriture dégueulasse à ce qu’il paraît. Alors il joue le jeu et en répétant une nouvelle fois, le fils Mayland se surprend à mimer, ce qui arracher des regards inquiets ou perplexes aux passants qui s’étonnent à peine, au final, de voir Luke s’agiter comme ça. « Il est mort je vous dis. Décédé. Caput. Crevé. La vie l’a fumé. Il bouffe les pissenlits par la racine. Il a rendez-vous avec Dieu. On va l’enterrer.. Parce qu’il est m-o-r-t. » Et il s’arrête. L’homme en face de lui vient de comprendre et il se laisse choir sur le banc près d’eux, mais l’ennui c’est que c’est pas vraiment le visage décomposé du vieillard qui oblige Luke à cesser son florilège de synonyme.. C’est qu’il vient de réaliser, de saisir.. Son père est mort. Le coup lui coupe le sang dans les jambes et il se laisse tomber, lui aussi, sur le banc inconfortable et encore humide de la pluie de la nuit précédente. Merde. S’il se serait attendu à ce que ça lui fasse cet effet. « Fallait bien que ça arrive.. » Le vieil ami de son père, même si Luke n’a jamais vraiment compris ce qui pouvait lier deux hommes avec une dizaine d’années d’écarts, pose la main sur le genou du gamin orphelin qu’il a l’air d’être. « M’enfin, j’aurais aimé qu’il me demande mon avis avant. Par politesse. » Quoique c’était pas vraiment dans son habitude, sauf que s’il s’est toujours plaint d’un paternel intransigeant et trop occupé par les affaires, Luke est pas assez con pour oublier les bons moments qui le prennent à la gorge.. Ironie du sort; c’est sur ce même banc que son père lui a appris le décès de sa mère, quelques années plus tôt.


Il regarde l’enveloppe qu’il a entre les mains et jauge son contenu en la soupesant d’une main à l’autre; elle est pleine. Il ignore le nombre de billets qu’elle renferme, ou s’il ne s’agit pas simplement d’un gros paquet de billets d’un dollar, mais il y a une liasse conséquente là-dedans, sans doute plus qu’il n’en a jamais possédé. Pas qu’il ait vécu dans la pauvreté, mais avec son père ils ont toujours oscillé entre la tranquillité et les fins de mois difficiles. « T’as braqué une banque ? » Luke lève le nez vers son ami, un de ces mecs qu’il connaît depuis tellement longtemps qu’il en vient à se demander s’ils ont pas partagé l’utérus de sa mère, a un moment donné de leur existence. « C’est pas un peu cliché de demander ça à un type qui vient seulement de récupérer l’héritage du fond de caisse de son dégénéré de vieux père ? » Un sourire, furtif, vient fendre ses traits bougons d’un éclair d’amusement. C’est rare comme éclat, chez lui, c’est donc d’autant plus sincère et touchant. « Je pousserais pas le bouchon à te demander ce que tu vas faire de ce blé.. mais par contre, de ça, tu vas en faire quoi ? » Et le regard de Luke suit le mouvement de tête de l’homme, le front plissé en chatouillant la façade de la quincaillerie de ses yeux profonds. Par respect il voudrait croire qu’il serait capable de le garder et d’en reprendre les ficelles, mais il a jamais aimé ce gouffre financier qu’il soupçonne simplement son père d’avoir tenu si longtemps pour amasser des objets sans intérêts, poussé par un problème compulsif à tout garder. L’enveloppe qu’il range dans la poche intérieure de sa veste, dont le poids la déforme légèrement en tirant un côté vers le bas, les mains sur les hanches et Luke s’arme de son air le plus réfléchi.. Sans pour autant être le plus intelligent. « Non parce que sinon je crois que le maire serait intéressé par l’emplacement pour faire un nouveau parking.. » Il n’en faut pas plus pour que le sang de Luke se mette à bouillir. « Ah bah oui, parce que c’est vrai qu’on manque de places de parking, on a tellement de véhicules à garer. Ah, bah elle est belle la société et les abrutis qui la dirige! On nous fait des sermons sur la pollution, sur la protection de la planète et on abat des arbres pour des arrêtes municipaux à la con et on crée des espaces pour les bagnoles. Bravo la logique! Il applaudit bruyamment en voyant passer une des secrétaires de la mairie, qui se dépêche de passer son chemin; parce que quand on est à Ashlan depuis longtemps, on sait qu’il vaut mieux éviter de rester près de Luke quand il se lancer dans une tirade profondément écolo. Même s’il est hypocrite, parce qu’il trie jamais ses déchets, mais ça.. Je l’emmerde le maire, tiens. Qu’il vienne me voir pour me demander de lui vendre. » Et il jette un oeil autour de lui, des fois que l’autre dégénéré ait pas en tête de venir vraiment. Puis une brise se lève et il se calme un peu, croisant à nouveau les bras avec un air sérieux, son ami hilare à côté. « De toute façon, je comptais reprendre l’affaire.. Un Diner en ville, ça te plaît ? parce que que ce soit oui ou non, je vais avoir besoin de bras supplémentaires pour les travaux. » L’autre le dévisage, pas vraiment étonné. « Tu peux pas faire appel à des maçons, comme tout le monde ? » « Et refiler mon fric au contribuable ? J’ai déjà des impôts, je vais pas lui donner plus! » Entrant dans la vieille boutique, il s’arme d’un crayon et d’un papier pour commencer à dessiner des plans, un peu approximatif car si Luke est un manuel, il n’en reste pas moins qu’il n’a aucun diplôme en architecture, encore moins en dessin.. mais personne osera le lui faire remarquer.


La clochette au-dessus de la porte, installée là contre sa volonté, tinte mais son attention reste focalisée sur les deux clientes qui s’installent au comptoir. « Et deux parts de tarte à la rhubarbe! » Il tape des mains sur le bois, qu’il est pas peu fier d’avoir façonné lui-même, du comptoir, s’amuse sur sa caisse enregistreuse, un vieux modèle qui date de la quincaillerie de son père et qu’il a pas eu à coeur de jeter, puis s’affaire. Il en est à servir le café pour la table près de la baie vitrée, quand un raclement de gorge, qui tente de se faire le moins discret possible, résonne dans son dos. « Une seconde, j’finis ça. » Et il pianote en regardant la machine à expresso, ce bijou de technologie comme disait l’autre, qui se fait désirer avant de faire couler le café dans les tasses. « Je ne suis pas à ça près. » Ce ton mi-doux mi-tranchant, cette intonation rocailleuse et pourtant si féminine. Son coeur s’arrête quelques secondes, ses doigts aussi et il lève le nez vers la plaque de métal qui trône sur le mur, qu’il a eu la lubie d’acheter parce que la citation dessus le faisait marrer, pour y voir son reflet. Elle a attaché ses cheveux de cette manière qu’il a tant aimé; celle où elle dégage une nuque qui invite aux baisers chauds et aux caresses sensuelles. Hypnotisé, il réagit tout de même à temps pour éviter le liquide chaud de déborder des contenants et après avoir repris son souffle de manière plus ou moins discrète, il finit par se tourner pour lui faire face. « Qu’est-ce que je te sers ? Un café amer pour accompagner ton aigreur ? J’ai aussi une tarte spéciale qui finit de cuire, qui irait parfaitement avec ton manque d’honnêteté. » Le sarcasme, il a que ça pour se défendre, surtout face à elle et ce sentiment dégueulasse qui l’a frappé il y a douze ans, quand elle l’a abandonné sans explication, ou sans sincérité plutôt. « Tu as fini, ou t’en as encore d’autres, des comme ça, en réserve ? » Elle remonte les manches de son gilet gris, des bracelets à ses poignets qui tintent harmonieusement et pose sur lui ce regard qui le répugne; chaque fois qu’elle le scrute comme ça, il se sent analyser. Quelle idée il a pu avoir de fréquenter une psychiatre. « J’avais encore en tête de proposer des pâtisseries à associer à ton manque d’engagement, ta perfidie et peut être un thé pour calmer ton hypocrisie.. Mais bon.. Qu’est-ce que tu veux ? » « Je prendrais juste un verre de limonade fait maison, paraît qu’elle est délicieuse. » Appuyé sur les coudes, avachis sur le comptoir, il la dévisage à son tour. « Tu sais très bien que je parlais pas de ça. » Un sourire éclate, étire ses lèvres maquillées de rouge et d’un regard sur sa droite, pour remarquer les pauvres clients qui attendent leur commande, que Luke s’empresse de leur donner, non sans un manque cruel de patience et de chaleur, elle finit par souffler. « J’ai eu une offre pour le centre et je n’ai pas eu à coeur de la refuser. » Et voilà l’argument qu’il avait pas encore trouvé pour détester clairement le centre en question, parce que jusqu’ici il avait rien contre eux. « C’est pour y travailler, t’es sûre ? Parce qu’ils pourraient t’aider pour ton besoin pathologique d’écraser les sentiments et les rêves des autres. Ces gamins ont besoin d’aide, pas que tu les enfoncent avec ta sournoiserie. » Elle vide son verre, qu’il dépose brusquement devant elle, d’un trait et se relève, visiblement déjà las de cette confrontation. « Quand tu auras décidé que tu en as fini avec ce comportement de gamin gâté, peut être qu’on pourra avoir une vraie discussion. J’ai une chambre au Dragonfly Inn, au cas ou. » Elle lui tourne le dos, mais Luke devine bien qu’elle n’ignore pas qu’il est en train de faire des grimaces et autres singeries supposées l’imiter de manière plus ou moins vulgaire. C’est un juron bien senti qui accompagne le claquement de la porte ainsi que son torchon qu’il jette brutalement sur le comptoir, un silence presque religieux qui trône dans le Diner. « Qui vous a dis d’arrêter de parler ?! Et toi, là, tries pas, tout est bon dans cette tarte! JE L’AI FAITE AVEC AMOUR! » Les traits déformés par une colère exagérée, il attrape son unique employé pour l’obliger à le remplacer au comptoir et s’échappe ans la pièce arrière, la cuisine, pour frapper sur des casseroles, en se foutant pas mal qu’on puisse l’entendre.